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Bruno Ducol : une démarche sans concession - Interview avec la famille du compositeur

© maisonmessiaen.com

À la suite de l’ExpoDoc qui s’est tenue à la Médiathèque Hector Berlioz du Conservatoire de Paris, à partir du fonds CDMC-MMC, nous poursuivons notre hommage au compositeur Bruno Ducol disparu en début d’année. 

Qui mieux que sa propre famille, engagée elle aussi dans la musique, pour rendre compte de sa trajectoire : Annie, son épouse, qui a retranscrit certaines de ses partitions ; ses enfants, le compositeur et interprète Clément Ducol (particulièrement remarqué cette rentrée avec la chanteuse Camille pour leur collaboration au film Emilia Pérez) et Aurélie, sa sœur, elle aussi immergée dans l’univers musical en tant que musicienne et enseignante.

Que souhaiteriez-vous que l’on retienne de la démarche musicale de Bruno Ducol et de son parcours ? 

Annie - Son parcours commence dans une famille très modeste d’un village ardéchois où le seul bain de musique était la fanfare municipale, pour aller jusqu’au CNSMDP, puis le prix de Rome et celui de la Casa de Vélasquez… (et ceci malgré un professeur l’ayant dissuadé dans son jeune âge d’être compositeur puisque pour y parvenir « il fallait de l’argent » !). Parcours fait d’admiration pour ses maîtres comme Messiaen, Ballif, Schaeffer ou ses contemporains (Xenakis, Ohana, Denisov…) ou pour des interprètes et artistes divers·e·s, musicien·ne·s ou non (comme Jean Geoffroy, Jean-Claude Pennetier, Louise Bessette, François Cheng, Henri Michaux, Marcel Duchamp, Zao Wou Ki par exemple) mais loin des mondanités ou relations « utiles ». Autre point : l’éclectisme de son inspiration, que ce soit la Grèce antique, les légendes d’Amérique du Sud, mais aussi son attirance pour les volcans, sans oublier l’Asie et ses poètes, la peinture… Quant à son écriture musicale, elle a toujours suivi son propre chemin, naturel pour lui, procédant d’abord à des calculs et schémas complexes, et s’attaquant aussi bien à de grandes formes qu’à des pièces solistes, instrumentales ou vocales. Comme le dit Maurice Ohana, auquel est dédiée l’œuvre Passages 17 : « Bruno Ducol (…) se situe en dehors des courants consacrés : ni un académisme d’avant-garde, ni une allusion aux retours vers le passé lointain. Une interrogation du son pour lui-même, une inquiétude d’être, parfois violente (…) ».

Aurélie - Je souhaiterais que l'on retienne ce que lui aurait voulu que l'on retienne... Je dirais, entre autres : un appétit de connaissances et de découvertes culturelles impossible à rassasier, une grande curiosité intellectuelle, une immense érudition, un dégoût vis-à-vis du "trop facile" ou du démagogique, la musique pour exprimer sa révolte, ses révoltes vis-à-vis des injustices (politiques, sociales...).

Clément - Une démarche sans concession, une infatigable envie d’apprendre et de chercher, un grand sens de la mélodie, un respect profond pour les interprètes, et l’attrait pour les transversalités entre danse, peinture, architecture, sculpture, musique…

« Raviver l'enthousiasme amoureux »

Bruno Ducol a enseigné l’analyse musicale au Conservatoire de Paris. Quelle place accordait-il à l'enseignement ?

Annie - L’enseignement n’était pas pour lui qu’un gagne-pain, comme pour de nombreux·euses musicien·ne·s. Il a toujours fait partie de son parcours, y compris à l’Éducation nationale dans les premières années, avant de rejoindre bien vite les conservatoires. Il était heureux de transmettre, et au-delà de la « pure » analyse des œuvres, d’exprimer ses idées, de partager une culture et des centres d’intérêt, philosopher, conseiller éventuellement des étudiant·e·s dans leur démarche de compositeur·rice·s, mais aussi recevoir d’eux et échanger avec la jeune génération. En plus des cours au CNSM, où il se rendait avec grand plaisir, il lui est arrivé de composer des œuvres destinées à un jeune public de collégien·ne·s et lycéen·ne·s encadré·e·s par des musicien·ne·s et acteur·rice·s professionnel·le·s, afin d’élargir par la pratique le spectre musical de jeunes oreilles d’amateur·rice·s et leur connaissance de la musique contemporaine.

Aurélie - Tout en restant secondaire par rapport à son travail de création, l'enseignement était important pour lui : non seulement il lui donnait l'occasion d'affiner et d'approfondir encore et toujours ses connaissances, mais en plus, le contact avec les jeunes était vécu comme un ressourcement permanent. Il aimait vraiment leur énergie, il admirait leur talent. On sentait que cette énergie le revigorait, nourrissait son enthousiasme. Il aimait peut-être aussi le fait que ses étudiant·e·s soient encore "pur·e·s" de toute corruption (par le succès, l'argent, les compromis...). Des génies qui s'ignorent encore.

Clément - Il n’était pas enseignant par défaut, il exerçait son métier avec conviction. Joseph Joubert* disait : « enseigner c’est apprendre deux fois. » Bruno Ducol, éternel curieux, avait une soif d’apprendre insatiable, jusqu’à ses dernières heures. Pour lui, l'enseignement était une manière d’aller plus loin dans ses recherches créatives. Il n'apportait pas de réponses à ses élèves, mais venait avec des questions, pour générer d'autres questions, à la manière d'un philosophe. Ses cours étaient arborescents. De plus, il vouait une admiration profonde aux jeunes. Pour décrire son œuvre Für die Jugend, il dit : « Seul l'esprit de la jeunesse peut raviver l'enthousiasme amoureux et retarder le désastre des "cuistres" contemporains ».

« J'hérite de sa curiosité sans bornes »

Le paysage musical hexagonal a longtemps été marqué par des rigidités et des clivages entre les différents univers musicaux. Au contraire, vous semblez incarner une certaine fluidité entre les genres. Comment vous situez-vous dans ces différents héritages musicaux ?

La vie est par essence hétérogène, il n’y a pas un·e humain·e similaire à un·e autre, pas un brin d’herbe identique à un autre. Il serait absurde de céder aux clivages entre les genres et les disciplines. Mon père m’a appris l’ouverture d’esprit, parfois à ses dépens peut-être (il aurait sans doute aimé que je fasse davantage de musique contemporaine), mais l’important est d’avoir un regard contemporain sur les choses, et ne jamais avoir d’a priori, de jugement et de snobisme sur d’autres formes de culture et d’expression artistique. J’ose penser que j'hérite de sa curiosité sans bornes, de sa rigueur et son exigence aussi dans l’apprentissage, bien qu’évoluant dans d'autres sphères musicales.

Dans quelle mesure la création contemporaine constitue-t-elle une source d’inspiration dans votre approche musicale ?

Dans la mesure où elle apprend à reconstruire les codes, les convenances et à questionner les normes. Il faut chercher. Rien n’est jamais acquis. J’aime, dans mes arrangements ou mes compositions, trouver comment exprimer au mieux ce que je ressens en cherchant des timbres et des textures nouvelles et non dans la répétition d'éléments musicaux convenus. 

Quel·le·s compositeur·rice·s dans le paysage actuel retiennent aujourd’hui votre attention ?

S'il n’y a pas de distinctions de genres, je dirais Gabriela Ortiz (compositrice mexicaine qui explore les rythmes latins dans une écriture contemporaine orchestrale), la chanteuse Rosalia, pour son exploration de ses racines flamenco dans une production musicale complexe et moderne.

Parmi toutes les compositions de Bruno Ducol, y-en-a-t-il une qui lui tenait particulièrement à cœur ?

Annie - Je crois que celle qui lui tenait particulièrement à cœur était… celle qu’il était en train de composer ! En effet, et même en passant d’une pièce d’orchestre à un air de soliste, il était toujours totalement absorbé par ce qu’il était en train de créer… Au point, par exemple, de toujours reprendre, retravailler, remodeler, transformer une œuvre plus ancienne si d’aventure on lui proposait de la rejouer, ou de réutiliser le matériau d’une œuvre précédente pour en composer une autre. Sinon, il aimait beaucoup la voix… et il aurait vraiment aimé entendre au moins une fois son opéra Les cerceaux de feu.

Clément - Je pense, avec un peu de peine, que l'œuvre à laquelle il tenait particulièrement est sans doute son opéra. Je dis « avec un peu de peine », car il n’en a jamais entendu la création, si ce n’est du premier acte en 1992, lors de l’écriture. Il rassemblait tous les éléments fondateurs de l’écriture de mon père : le chant, la littérature, l’orchestration dentelée et constellée de couleurs étonnantes (la guitare électrique)…

L'œuvre de Bruno Ducol est riche et variée. Quelle est celle que vous auriez envie de recommander à quelqu'un qui ne la connaîtrait pas et pourquoi ?

Annie - Une seule, impossible ! Un éventail peut-être, incomplet et subjectif : Adonaïs ou l’air et les songes op. 47 ; Épitaphe sur la mort de Charles S, pour voix et quatuor à cordes, pièce très émouvante sur un texte poignant de Shelley, mais aussi Alpaya en bleu et cendres op. 37, action musico-volcanique pour quatre percussions et sons fixés, devenu Atitlan op. 38, d’après un mythe maya, très accessible. Ou bien Li Po op. 22 pour soprano, haute-contre, chœur d’enfants, piano et percussions ou Éclats de lune op. 25, sur des poèmes chinois, pour ensemble vocal à cappella, illustrant son attirance pour la voix et l’Asie. Les Vibrations chromatiques op. 27, pour deux pianos, montrent son inspiration par certaines peintures. Ou bien évidemment la dernière, opus 50, œuvre inachevée (2024), Entre Regard et silence, sur des poèmes de François Cheng, pour soprano, récitant et piano, créée au festival Messiaen en juillet 2024, où se cherche un dernier souffle, relayé entre les trois musicien·ne·s.

Aurélie - Une de ses œuvres vocales. Eclats de lune, par exemple... Parce que le texte, et aussi la voix (l'instrument premier, universel) peuvent favoriser l'entrée dans une œuvre inconnue ; et, dans le cas de Bruno Ducol, rendre très rapidement perceptibles le raffinement et le lyrisme de sa musique.

Clément - Li Po, pour la qualité de son écriture pour les voix, que j’ai eu la chance de créer avec la Maîtrise de Paris en 1994. Il tissait les voix comme de la dentelle, avec une finesse incroyable. Notamment l’air de haute-contre qui, en quelques notes, évoque la puissance mélodique de son œuvre, sa douceur, sa sensibilité.


* Joseph Joubert (1754-1824), moraliste et essayiste français.